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LES ORIGINES DU SECRET BANCAIRE SUISSE

La crise économique et financière actuelle a récemment mis en lumière, sans en expliquer ni l’histoire ni les fondements, la notion de secret bancaire, particulièrement le secret bancaire suisse. Le présent article tente d’en dresser sommairement l’histoire. Comme souvent, l’histoire se répète et nous verrons que ce sont justement ces mêmes crises financières et internationales qui ont conduit à ériger et à forger le secret bancaire suisse, tant contesté aujourd’hui.
La confédération helvétique est depuis fort longtemps – tant en raison de sa situation géographique que de son histoire - une place financière internationale reconnue pour sa compétence mais aussi pour sa discrétion.

La confédération helvétique est depuis fort longtemps – tant en raison de sa situation géographique que de son histoire - une place financière internationale reconnue pour sa compétence mais aussi pour sa discrétion. De toutes les influences, c’est l’histoire de France qui a le plus fortement contribué à la genèse du secret bancaire suisse, fruit de coïncidences de l’histoire.
Parallèlement à la montée en puissance des Lombards et des Templiers, le XVIème siècle voit naître la Réforme au cours de laquelle Jean Calvin légitime notamment l’esprit d’entreprise et le prêt à intérêts, ce dernier étant interdit par l’église catholique et le droit canon conformément à l’adage latin « Pecunia pecuniam non parit (1). Le droit canon et le Vatican n’ont définitivement reconnu l’usage et la licéité du prêt à intérêts respectivement qu’en 1830 et 1917…
A cette époque, Lyon était la première place financière européenne grâce notamment au privilège des « Quatre Foires Annuelles » (2), au transfert du comptoir des Médicis de Genève à Lyon ou encore au privilège royal du tissage des draps d’or et de soie.
La révocation de l’Édit de Nantes va tout bouleverser.
En révoquant celui-ci en 1685, Louis XIV a provoqué la fuite de nombreux huguenots français (près de 300.000), affaiblissant ainsi l’économie française au profit de pays protestants qui les ont accueillis comme l’Angleterre, l’Allemagne, les Pays-Bas et bien évidemment la Suisse, pays neutre depuis 1516 suite à la défaite des troupes de la Confédération helvétique lors de la bataille de Marignan.
Quasiment dès leur arrivée, les huguenots français exilés ont donné à nouvel élan à Genève en acceptant de financer la monarchie française malgré les persécutions qu’ils avaient subies. Ce comportement quasi schizophrène s’explique par une réciprocité d’intérêts, apparemment contradictoires.
D’une part, la monarchie française avait un besoin insatiable de financement, alors même qu’elle venait de perdre une part importante de ses richesses en raison la fuite des huguenots. D’autre part, ces mêmes huguenots ne pouvaient rêver de placement plus sûr que la monarchie française aux capacités d’emprunt et de remboursement quasiment illimitées.
Cette discrétion de fait a été formalisée en 1713 par l’adoption par le Grand Conseil Genevois du premier texte connu concernant le secret bancaire
La pérennité d’un tel arrangement entre le Roi de France et les huguenots n’était possible que sous le sceau impérieux d’une discrétion absolue. Ii était impossible au Roi de France de reconnaître qu’il empruntait avec intérêts à des hérétiques protestants qu’il venait de chasser hors de France et aux protestants de dévoiler un tel arrangement sans risquer de tout perdre.
Cette discrétion de fait a été formalisée en 1713 par l’adoption par le Grand Conseil Genevois du premier texte connu concernant le secret bancaire, lequel stipule que les banquiers doivent « tenir un registre un leur clientèle et de leur opérations, mais il leur est interdit de divulguer ces informations à quiconque autre que le client concerné, sauf accords exprès du Conseil de la Ville ».
Par la suite, les agitations politiques de la fin du XVIIIème siècle transformèrent définitivement la Suisse, et Genève en particulier, en un asile politique et financier pour ceux qui, notamment, fuyaient les conséquences de la Révolution Française. Il se dit même que Napoléon 1er fut un client assidu des banques suisses.
Le devoir de discrétion qui fut d’abord imposé pour la survie même de la place financière de Genève est très rapidement rentré dans les mœurs et est devenu, au fil des années, une marque de fabrique attirant de nombreux capitaux et ce, plus encore depuis la (nouvelle) neutralité perpétuelle imposée à la Suisse le 20 mars 1815 au Congrès de Vienne.

Jusqu’en 1934, le secret bancaire relevait de la sphère civile et était régi par le Code Civil suisse de 1907 pour la protection de la sphère privée et le Code des Obligations de 1911 pour le devoir de discrétion entre cocontractants.
Ces derniers offraient des garanties civiles qui, alors, étaient considérées comme suffisantes car interprétées de manière très extensive, et permettaient d’attribuer des dommages-intérêts aux victimes de banquiers fautifs.
La jurisprudence suisse a confirmé à plusieurs reprises la base légale du secret bancaire, d’abord en 1930 en indiquant que « la discrétion du banquier constitue une obligation contractuelle implicite », puis de manière plus précise en 1932 à l’occasion de l’affaire Charpiot v. Caisse d’Épargne de Bassecourt : « le secret de banque n’est pas autre chose que le droit que possède chaque client d’une banque d’exiger de la part de cette dernière la plus stricte discrétion sur les affaires qui lui sont confiées ; c’est également et inversement, le devoir qu’a la banque de garder le silence le plus complet sur ces affaires. Et pour le banquier en particulier, cette obligation est indépendante du rapport de droit existant entre lui et son client. Si aucun contrat n’est intervenu, la violation du secret constitue un acte illicite dans le sens des articles 41 et suivants du Code des Obligations ».
La sacralisation et la pénalisation de la violation du secret bancaire n’interviendra qu’en 1934 avec l’adoption le 8 novembre de la « Loi fédérale sur les banques et les caisses d’épargne ».
Ce renforcement du cadre légal du secret bancaire trouve son origine dans les nombreuses crises économiques et politiques qui ont secoué l’Europe au cours de la première partie du XXème siècle.
Tout d’abord, l’augmentation des assiettes et taux d’imposition dans un certain nombre de pays européens (dont notamment la France en 1901 avec l’augmentation de l’impôt sur les successions puis sur les hauts revenus) puis ensuite la première guerre mondiale ont provoqué un afflux massif de capitaux en Suisse, attirés par la stabilité économique, la neutralité politique, la stabilité de la monnaie et naturellement le secret bancaire qu’offrait la Suisse.
le secret de banque n’est pas autre chose que le droit que possède chaque client d’une banque d’exiger de la part de cette dernière la plus stricte discrétion sur les affaires qui lui sont confiées
Les pays concernés ne virent évidemment pas d’un bon œil cette évasion de leurs capitaux nationaux. Pour la France et la Belgique, ces capitaux manquaient à la reconstruction de la France, que ce soit sous forme d’investissements directs ou de manque à gagner en matière fiscale. Pire encore concernant les capitaux allemands que la France et la Belgique considéraient comme l’inexécution de l’obligation de réparation des dommages de guerre imposés à l’Allemagne par le traité de Versailles.
Puis virent la crise de 1929 et la Grande Dépression qui ont notamment engendré en 1931 la plus grande crise bancaire que la Suisse n’ait jamais connu et, dans le reste de l’Europe, la montée des fronts populaires d’un côté et du fascisme de l’autre, aboutissant dans les deux cas à une augmentation du besoin de financement des États et donc de la pression fiscale.
Les années trente ont également été le théâtre de faits divers marquants impliquant directement ou indirectement le secret bancaire suisse : la perquisition en 1932 des locaux parisiens de la Banque Commerciale de Bâle ou encore de la Banque d’Escompte Suisse et le scandale qui s’en est suivi, la condamnation à mort en 1934 de trois allemands en raison de l’interdiction faite aux ressortissants allemands de détenir des capitaux hors d’Allemagne, l’espionnage bancaire nazi en vue d’identifier et de rapatrier des actifs allemands déposés en Suisse.
D’autres facteurs endogènes ont également participé à l’adoption de la loi du 8 novembre 1934 en premier lieu desquels figurent un renversement de jurisprudence du Tribunal Fédéral sur un des cas de levée du secret bancaire en 1930 et la poussée des socialistes en Suisse dans les années 30, lesquels étaient favorables à la levée du secret bancaire notamment pour des raisons fiscales internes à la Confédération.
C’est donc la conjonction de facteurs exogènes (pressions française et allemande) mais aussi endogènes (conséquences de la crise bancaire de 1931 et risque de changement intempestif de législation en cas de changement de majorité politique) qui a poussé la Suisse a adopter le 8 novembre 1934 la « Loi fédérale sur les banques et les caisses d’épargne » qui organise le secteur bancaire en Suisse et qui, dans son article 47, consacre l’inviolabilité du secret bancaire, le faisant basculer de la sphère civile vers la sphère pénale, de l’intérêt privé vers l’intérêt public.
Contrairement à une idée largement répandue après-guerre, le secret bancaire suisse n’a pas été créé en vue de protéger les actifs juifs de la menace fasciste ou nazie (même si ce même texte a pu tout aussi bien servir que desservir des milliers de juifs qui ont déposés leurs avoirs en Suisse dans les années 30 et 40) mais pour défendre l’avenir du secteur financier suisse qui représentait la majorité du PIB du pays.
La législation suisse en vigueur concernant le secret bancaire est demeurée quasiment inchangée depuis cette date, hormis une aggravation des peines encourues.
Le dispositif pénal en vigueur aujourd’hui est complet et cohérent avec l’histoire.
L’article 273 du Code Pénal suisse dispose que « Celui qui aura cherché à découvrir un secret de fabrication ou d’affaires pour le rendre accessible à un organisme officiel ou privé étranger, ou à une entreprise privée étrangère, ou à leurs agents, celui qui aura rendu accessible un secret de fabrication ou d’affaires à un organisme officiel ou privé étranger, ou à une entreprise privée étrangère, ou à leurs agents, sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire ou, dans les cas graves, d’une peine privative de liberté d’un an au moins. En cas de peine privative de liberté, une peine pécuniaire peut également être prononcée. »
Dans le cadre du dispositif législatif suisse, cela signifie que même si le client autorise la banque à donner des informations, cette dernière ne peut – par la loi même – divulguer aucune information sur son client. Cette disposition a pour objectif de prévenir toute pression ou chantage comme celle de l’enlèvement Berthold Jacob en 1935.
Contrairement à une idée largement répandue après-guerre, le secret bancaire suisse n’a pas été créé en vue de protéger les actifs juifs de la menace fasciste ou nazie
Cette disposition a été introduite dans le Code Pénal suisse en 1937 suite à cette affaire.
L’article 271 du Code Pénal suisse dispose que « Celui qui, sans y être autorisé, aura procédé sur le territoire suisse pour un État étranger à des actes qui relèvent des pouvoirs publics, celui qui aura procédé à de tels actes pour un parti étranger ou une autre organisation de l’étranger , celui qui aura favorisé de tels actes, sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire et, dans les cas graves, d’une peine privative de liberté d’un an au moins. Celui qui, en usant de violence, ruse ou menace, aura entraîné une personne à l’étranger pour la livrer à une autorité, à un parti ou à une autre organisation de l’étranger, ou pour mettre sa vie ou son intégrité corporelle en danger, sera puni d’une peine privative de liberté d’un an au moins. Celui qui aura préparé un tel enlèvement sera puni d’une peine privative de liberté ou d’une peine pécuniaire. »
Il est intéressant de noter que ces articles du Code Pénal suisse qui trouvent application concernant notamment le secret bancaire se situent dans le titre 13 du Code Pénal concernant les « Crimes ou délits contre l’état et la défense nationale ».
Enfin, l’article 47 de la loi fédérale sur les banques et les caisses d’épargne dispose ce qui suit : « Est puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire celui qui, intentionnellement: en sa qualité d’organe, d’employé, de mandataire ou de liquidateur d’une banque, ou encore d’organe ou d’employé d’une société d’audit, révèle un secret à lui confié ou dont il a eu connaissance en raison de sa charge ou de son emploi; incite autrui à violer le secret professionnel. Si l’auteur agit par négligence, il est puni d’une amende de 250 000 francs au plus. En cas de récidive dans les cinq ans suivant une condamnation entrée en force, la peine pécuniaire est de 45 jours-amende au moins. La violation du secret professionnel demeure punissable alors même que la charge, l’emploi ou l’exercice de la profession a pris fin. Les dispositions de la législation fédérale et cantonale sur l’obligation de renseigner l’autorité et de témoigner en justice sont réservées. La poursuite et le jugement des infractions réprimées par la présente disposition incombent aux cantons. Les dispositions générales du code pénal sont applicables. »

Secret bancaire

Secret bancaire


Secret bancaire

Dans les banques suisses, le silence est d'or.
Sacralisé en 1934, le secret bancaire a fait de la fédération helvétique un gigantesque coffre-fort (quasiment) inviolé depuis. Par ici les valises...

Tout commence par une descente de police, le 27 octobre 1932, dans un appartement loué, Hôtel de la Trémoille, par l'une des plus grandes banques suisses de l'époque, la Ban­que commerciale de Bâle (BCB). Les inspecteurs sont loin de se douter alors des répercussions de leur perquisition. Rien de moins qu'un scandale national, une crispation des relations diplomatiques franco-suisses et le vote d'une loi bétonnant pour des décennies ce monument national helvète qu'est le secret bancaire.
Excusez du peu. Ce jour-là, les inspecteurs tombent, il est vrai, sur une mine : des listes contenant les numéros de compte et les noms d'un bon millier de Français qui ont placé une part de leur fortune de l'autre côté des Alpes, en omettant de le signaler au fisc. Fatale négligence.

Gotha mondain
Comme un air de déjà-vu, la France est alors confrontée à de sérieuses difficultés économiques. Contraint à une cure d'austérité, le gouvernement de centre gauche du radical Edouard Herriot tolère mal l'évasion fiscale et cherche un dérivatif au mécontentement de l'opinion publique : la chasse aux fraudeurs fera l'affaire.
« L'ampleur de la fraude était
gigantesque, environ 2 milliards
d'actuels francs suisses. »
Sébastien Guex, historien
La descente de nos pandores n'est donc pas tout à fait le fruit du hasard, même si la saisie des listes de la BCB relève, elle, de la pêche miraculeuse. « L'ampleur de la fraude était gigantesque, raconte l'historien suisse Sébastien Guex, environ 2 milliards d'actuels francs suisses [1,7 milliard d'euros, NDLR]. » Et, surtout, ces listes réunissent « le gotha mondain de l'époque. »
Un inventaire à la Prévert de la classe dirigeante : d'anciens ministres, trois sénateurs, un député, une douzaine de généraux, des patrons de journaux, de prestigieux capitaines d'industrie et même... deux évêques. Rapidement l'affaire s'ébruite. Le 10 novem­bre, à l'Assemblée nationale, le député socialiste Fabien Albertin révèle une dizaine de noms soigneusement sélectionnés.
Effet garanti. La presse s'enflamme. Le gouvernement, lui, s'active. Il gèle les avoirs de la BCB en France, place deux de ses dirigeants en détention, exige l'envoi d'inspecteurs au siège de la banque à Bâle et présente une demande d'entraide judiciaire au Conseil fédéral suisse. De l'autre côté des Alpes, la réplique est contrastée. Sans équivoque du côté des autorités, qui rejettent la demande d'entraide. Plus hésitante à la BCB, qui envisage un temps de satisfaire aux exigences des Français en échange du déblocage de ses avoirs et de la libération de ses dirigeants. L'épisode fait frémir l'establishment financier helvète et provoque une fuite des capitaux dans l'autre sens.
Quoi, l'accueillante Suisse, refuge discret des fortunes d'Europe, ne serait pas aussi sûre qu'imaginé ? Les épais murs des banques de Genève ou de Berne pas suffisants pour protéger les précieux dépôts de l'inquisition d'un gouvernement étranger ? Insupportable. La valeur du secret bancaire tient à son étanchéité, une seule fuite et c'est toute la confiance qui s'évapore.


Histoire du secret bancaire
Le gouvernement suisse se charge lui-même d'écrire l'épilogue de l'histoire. Le 8 novembre 1934, il fait adopter une loi sur les banques, dont l'article 47 verrouille à double tour le secret bancaire. Il est désormais pénalement interdit à une banque suisse de divulguer la moindre information concernant l'un de ses clients sous peine d'amende ou d'emprisonnement. Plus fort encore, en cas d'infraction, les poursuites sont automatiques, même si la partie lésée n'a pas porté plainte. Le message à la riche clientèle étrangère est clair : à l'avenir, le secret bancaire helvète sera aussi inviolable que ses coffres.
Si l'ancrage légal du secret bancaire et son bétonnage remontent à 1934, son existence est, elle, plus ancienne. Certains auteurs la font même remonter au XVIIIe siècle. Il serait une conséquence directe de la révocation de l'édit de Nantes, en 1685. Par cet acte, Louis XIV provoque la fuite des protestants, dont une partie trouve refuge à Genève. Persécutés mais pragmatiques, les huguenots exilés acceptent de continuer à financer la dispendieuse monarchie française. Un comportement un rien schizophrène qui s'explique par une réciprocité d'intérêts.
Il ne saurait être dit que le roi de France
emprunte avec intérêt
à d'hérétiques protestants.
D'un côté, le roi a d'insatiables besoins financiers, de l'autre, les huguenots fortunés peuvent difficilement imaginer client plus solvable du fait de sa capacité à honorer ses dettes. Mais pour être parfaite, cette communauté d'intérêts ne pouvait qu'être discrète. Il ne saurait être dit que le roi de France emprunte avec intérêt à d'hérétiques protestants qu'il a lui-même chassés. Cette discrétion aurait été formalisée par le Grand Conseil genevois en 1713 dans un texte qui stipule que les créanciers doivent « tenir un registre de leur clientèle et de leurs opérations, mais il leur est interdit de divulguer ces informations à quiconque autre que le client concerné, sauf accord exprès du conseil de la ville ».
Sébastien Guex, qui écrit actuellement une histoire du secret bancaire suisse, livre, lui, une tout autre genèse. « On ne peut pas exactement dater la création du secret bancaire. L'expression elle-même n'apparaît qu'à la toute fin du XIXe siècle, explique ce professeur d'histoire à l'université de Lausanne. Le secret bancaire est en fait une pratique non codifiée qui se développe en Europe avec la révolution industrielle au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. A cette époque, les banques commencent à jouer un rôle important dans le financement des entreprises, dont elles connaissent souvent les moindres rouages pour s'assurer de leur solvabilité. Du fait de cette position dans la division du travail, secret des affaires et secret bancaire deviennent vite inséparables.
Plus le pays s'enrichit
de la fraude fiscale, plus la défense
du secret bancaire devient vitale.
A cette dimension économique va bientôt s'en ajouter une autre : la dimension fiscale. Elle naît au tournant du XXe siècle quand les Etats européens commencent à imposer les couches aisées de la population sur leurs revenus et les successions. Parallèlement, ils se dotent de services fiscaux modernes pour s'assurer de la bonne rentrée de l'impôt. La question des rapports entre banques et fisc devient alors centrale car l'accès aux données bancaires s'impose comme le principal moyen de lutte contre la fraude fiscale. C'est ce qui va donner toute son explosivité au secret bancaire. »
D'autant que si, au début du XXe siècle, les taux d'imposition sont faibles, ils augmentent crescendo partout en Europe au lendemain de la Première Guerre mondiale. En France, le taux marginal d'imposition sur le revenu passe ainsi de 4 % en 1914 à 94 % en 1924 sous le gouvernement Poincaré.
A l'époque, la Suisse comprend vite tout le bénéfice qu'elle peut tirer de cette hausse de la fiscalité en Europe en attirant les capitaux étrangers cherchant à fuir un fisc très gourmand. Elle a pour elle de nombreux atouts : sa stabilité politique, sa neutralité, une fiscalité faible et, surtout, une pratique du secret bancaire déjà bien ancrée dans ses usages. Alors ses banques ne se gênent pas et draguent sans relâche la clientèle fortunée. Avec succès. Les capitaux étrangers affluent et la petite Suisse devient entre les deux guerres une place financière internationale de premier plan. Avec cette conséquence : plus le pays s'enrichit de la fraude fiscale, plus la défense du secret bancaire devient vitale. La loi de 1934 s'inscrit dans cette évolution.

Réputation ternie
L'infaillibilité du secret bancaire suisse aurait pu devenir aussi éternelle que celle du pape pour les catholiques sans les soubresauts de l'Histoire. En entraînant le monde dans une deuxième guerre mondiale et en exterminant 6 millions de Juifs, Hitler en décida autrement.
A la sortie de la guerre, la Suisse est plus riche que jamais mais comme elle a trop ostensiblement collaboré sur le plan économique avec l'Allemagne nazie, sa réputation internationale est ternie. Elle se retrouve sous la double pression des Américains, qui ont gelé ses avoirs aux Etats-Unis, et de l'ensemble des Alliés, qui exigent la livraison sans contrepartie des avoirs allemands détenus sur son territoire.
La Suisse s'engage à examiner
“avec sympathie” la question des comptes
des victimes juives des nazis.
Inconfortable. D'autres auraient joué profil bas, pas elle. Sébastien Guex raconte qu'à peine débarqué aux Etats-Unis, en mars 1946, le chef de la délégation suisse chargée de négocier un accord global déclara sans rire : « C'est maintenant que nous entrons réellement en guerre. » On mène les combats qu'on peut... Ironie de l'Histoire, les Suisses vont pourtant réussir à gagner cette guerre en cédant sur l'accessoire pour mieux préserver l'essentiel : leur secret bancaire. Ils convainquent les Américains de débloquer leurs avoirs en échange de la rétrocession d'une partie des avoirs allemands déposés dans leurs banques. Surtout, ils obtiennent d'identifier eux-mêmes ces avoirs et de ne livrer aucun nom.
Dans une lettre annexée à cet accord, la Suisse s'engage également à examiner « avec sympathie » la question des comptes en déshérence des victimes juives des nazis que les héritiers tentent de récupérer. Une « sympathie » très limitée tant les banquiers suisses traînent des pieds pour retrouver ces fonds, certains n'hésitant pas, semble-t-il, à exiger desdits héritiers un impossible certificat de décès du titulaire du compte, mort à Auschwitz ou à Treblinka.
Cyniques ou inconscients (ou les deux), ils ne pensent qu'à gagner du temps dans l'espoir de ne pas perdre un argent qui ne leur appartient pas. On atteindra l'abject quand dans les années 1950 commence à se répandre l'idée que le secret bancaire n'a été instauré avant guerre que pour mieux protéger les Juifs de l'inquisition nazie. « Cette thèse est totalement erronée. C'est une réécriture de l'Histoire parfois encore utilisée aujour­d'hui, tant elle est utile au milieu bancaire », explique Sébastien Guex.


Peu d'entorses au règlement
La bombe à retardement des comptes en déshérence finira par exploser en 1995, lors du 50e anniversaire de la Shoah. Sous la pression des organisations juives, les Suisses devront renoncer par deux fois à leur précieux secret bancaire. Une première afin de permettre à une commission internationale (la commission Volcker) d'auditer une soixantaine de banques pour faire enfin toute la lumière sur ces comptes. Une seconde pour permettre à une commission d'historiens de clarifier le rôle de la Suisse pendant la Secon­de Guerre mondiale, en ayant accès à toutes les archives bancaires.
Publié en 1999, le rapport Volcker révélera que le nombre de comptes en déshérence s'élève à 53 886 pour un montant de l'ordre de 271 millions à 411 millions de francs suis­ses. En échange de l'abandon de toutes poursuites, les ban­ques helvétiques acceptent de payer 1,25 milliard de dollars pour solde de tout compte aux ayants droit. Le passif est épuré mais le passé fait toujours tache.
La fin du se­cret bancaire
serait-elle à ce point un drame
pour la riche Suisse ?
Sans l'arrogance de quelques banquiers, le secret bancaire aurait pu passer le XXe siècle sans encombre. Les banques suisses ont en effet longtemps profité de la passivité des gouvernements étrangers. Durant les décennies d'après-guerre, la forte croissance rendait la lutte contre la fraude fiscale moins nécessaire, sans compter que l'évasion fiscale était une pratique assez largement répandue dans les plus hautes sphères économiques et politiques.
Cette apathie n'empêche pas certains Etats de mener des attaques ponctuelles, mais elles restent isolées, en ordre dispersé et donc sans portée réelle. La crise financière de 2008 change radicalement la donne. De nombreux pays ont englouti des sommes astronomiques pour sauver leur système financier. Pour renflouer leurs caisses, les gouvernements décident de se lancer dans une chasse sans merci aux fraudeurs.
Face aux pressions conjuguées des Etats-Unis et des Etats membres de l'OCDE, la Suisse doit accepter d'importantes concessions qui reviennent à assouplir son secret bancaire sans toutefois le remettre en cause. Pourrait-il disparaître un jour ? Pas sûr, même si à l'intérieur du pays, la question n'est plus taboue. Et puis, la fin du se­cret bancaire serait-elle à ce point un drame pour la riche Suisse ? Un ancien parlementaire socialiste, l'économiste Rudolf Strahm, a estimé que sa disparition coûterait 1 à 2 % du produit intérieur brut (PIB) (2). Serait-ce si insupportable pour un pays dont les banques gèrent, selon Sébastien Guex, « près de 30 % de la fortune privée mondiale, soit un pactole de l'ordre de 2 500 milliards d'euros qui privent les Etats d'où sont issus ces fonds de quelque 40 à 50 milliards de ressources fiscales ? »

Et en France ?
En France, le secret bancaire est relatif et s'apparente plutôt au secret professionnel. Pas question que votre banquier clame le montant de vos comptes à tous les vents, vous pourriez l'attaquer en justice. En revanche, il est tenu de lever ce « secret » à la demande de certaines administrations (le fisc, les douanes, la Banque de France...) ou de la justice dans le cadre d'une procédure pénale. Ces limitations sont justifiées par la lutte contre la fraude fiscale et le blanchiment de l'argent sale.